Le développement
n'est pas le remède à la mondialisation, c'est le problème !
(janvier
2002)
Par
Serge Latouche, Professeur à l'université de Paris-Sud.
Il
existe une quasi-unanimité à gauche (et même au centre) pour dénoncer
les méfaits d'une mondialisation libérale, voire ultra-libérale.
Cette
critique consensuelle s'articule sur six points :
1) la dénonciation
des inégalités croissantes tant entre le Nord et le Sud, qu'à
l'intérieur de chaque pays,
2) Le piège
de la dette pour les pays du Sud avec ses conséquences sur l'exploitation
inconsidérée des richesses naturelles et la réinvention du servage
et de l'esclavage (en particulier des enfants),
3) la destruction
des écosystèmes et les menaces que les pollutions globales font
peser sur la survie de la planète,
4) la fin du
welfare, la destruction des services publics et le démantèlement
des systèmes de protection sociale,
5) l'omnimarchandisation,
avec les trafics d'organes, le développement des "industries
culturelles" uniformisantes, la course à la brevetabilité du
vivant,
6) l'affaiblissement
des Etats-nation et la montée en puissance des firmes transnationales
comme "les nouveaux maîtres du monde".
Pour
suppléer aux défaillances du marché, au Sud, on fait largement
appel au "samu mondial" dont les ONG humanitaires, les urgenciers
sont l'outil capital. Le tiers secteur ou l'économie sociale et
solidaire ont vocation à remplir le même objectif au Nord. Le
(re)développement peut-il être le remède à ces maux?
Au
fond, beaucoup le pensent, et en particulier tous ceux qui prônent
"une autre mondialisation". Il faudrait revenir au développement
en le corrigeant, s'il y a lieu de ses effets négatifs. Un développement
"durable" ou "soutenable" apparaît ainsi comme une panacée tant
pour le Sud que pour le Nord. C'est plus ou moins la conclusion
de ce que nous avons entendu encore récemment à Porto Alegre.
Cette aspiration naïve à un retour du développement témoigne à
la fois d'une perte de mémoire et d'une absence d'analyse sur
la signification historique de ce développement.
La
nostalgie des "trente glorieuses", cette ère de la régulation
keynéso-fordiste qui fut celle de l'apothéose du développement
nous fait oublier qu'en mai 1968, c'est précisément cette société
de "bien-être" -là qui était dénoncée comme société de consommation
et société du spectacle n'engendrant que l'ennui d'une vie sans
autre perspective que "métro-boulot-dodo", fondée sur un travail
à la chaîne répétitif et aliénant. Si on exalte encore volontiers
les cercles vertueux de cette croissance qui constituait un "jeu
gagnant-gagnant-gagnant", on oublie volontiers les deux perdants :
le tiers-monde et la nature. Certes, l'État gagnait, le patronat
gagnait et les travailleurs, en maintenant la pression, amélioraient
leur niveau de vie, mais la nature était pillée sans vergogne
(et nous n'avons pas fini d'en payer l'addition...), tandis que
le tiers-monde des indépendances s'enfonçait un peu plus dans
le sous-développement et la déculturation. En tout état de cause,
ce capitalisme régulé de l'ère du développement aura été une phase
transitoire menant à la mondialisation.
Si
le développement, en effet, n'a été que la poursuite de la colonisation
par d'autres moyens, la nouvelle mondialisation, à son tour, n'est
que la poursuite du développement avec d'autres moyens. L'État
s'efface derrière le marché. Les Etats-nations qui s'étaient déjà
fait plus discrets dans le passage du témoin de la colonisation
au développement quittent le devant de la scène au profit de la
dictature des marchés (qu'ils ont organisée...) avec leur instrument
de gestion, le F.M.I., qui impose les plans d'ajustement structurels.
Toutefois, si les "formes" changent considérablement (et pas que
les formes), on est toujours en face de slogans et d'idéologies
visant à légitimer l'entreprise hégémonique de l'Occident, et
singulièrement des États-Unis, aujourd'hui. Rappelons la formule
cynique d'Henry Kissinger, "La mondialisation n'est que le nouveau
nom de la politique hégémonique américaine". Il n'y pas dans cette
approche de remise en question de l'imaginaire économique. On
retrouve toujours l'occidentalisation du monde avec la colonisation
des esprits par le progrès, la science et la technique. L'économicisation
et la technicisation du monde sont poussées à leur point ultime.
Or, c'est cela même qui constitue la source de tous les méfaits
dont on accuse la mondialisation.
C'est
le développement réellement existant, celui qui domine la planète
depuis deux siècles, qui engendre les problèmes sociaux et environnementaux
actuels. Le développement n'est qu'une entreprise visant à transformer
les rapports des hommes entre eux et avec la nature en marchandises.
Il s'agit d'exploiter, de mettre en valeur, de tirer profit des
ressources naturelles et humaines. Quel que soit l'adjectif qu'on
lui accole, le contenu implicite ou explicite du développement
c'est la croissance économique, l'accumulation du capital avec
tous les effets positifs et négatifs que l'on connaît: compétition
sans pitié, croissance sans limite des inégalités, pillage sans
retenue de la nature. Le fait d'ajouter le qualificatif "durable"
ou "soutenable" ne fait qu'embrouiller un peu plus les choses.
En ce moment même circule un manifeste pour un développement soutenable
signé par de nombreuses célébrités dont Jean-Claude Camdessus,
l'ancien président du Fonds Monétaire International !
Notre
surcroissance économique dépasse déjà largement la capacité de
charge de la terre. Si tous les citoyens du monde consommaient
comme les américains moyens les limites physiques de la planète
seraient largement dépassées. Si l'on prend comme indice du "poids"
environnemental de notre mode de vie "l'empreinte" écologique
de celui-ci en superficie terrestre nécessaire on obtient des
résultats insoutenables tant du point de vue de l'équité dans
les droits de tirage sur la nature que du point de vue de la capacité
de régénération de la biosphère. En prenant en compte, les besoins
de matériaux et d'énergie, ceux nécessaires pour absorber déchets
et rejets de la production et de la consommation et en y ajoutant
l'impact de l'habitat et des infrastructures nécessaires, les
chercheurs travaillant pour le World Wide Fund (WWF) ont calculé
que l'espace bioproductif par tête de l'humanité était de 1, 8
hectare. Un citoyen des États Unis consomme en moyenne 9, 6 hectares,
Un canadien 7, 2, un européen moyen 4, 5. On est donc très loin
de l'égalité planétaire et plus encore d'un mode de civilisation
durable qui nécessiterait de se limiter à 1, 4 hectare, en admettant
que la population actuelle reste stable . On peut discuter ces
chiffres, mais ils sont malheureusement confirmés par un nombre
considérable d'indices (qui ont d'ailleurs servi à les établir).
Ainsi, pour que l'élevage intensif fonctionne en Europe, il faut
qu'une surface pour ce qu'on appelle des "cultures en coulisses"
équivalant à sept fois celle de ce continent soit employée dans
d'autres pays à produire l'alimentation nécessaire aux animaux
ainsi élevés sur un mode industriel ... Pour survivre ou durer,
il est donc urgent d'organiser la décroissance. Quand on est à
Rome et que l'on doit se rendre par le train à Turin, si on s'est
embarqué par erreur dans la direction de Naples, il ne suffit
pas de ralentir la locomotive, de freiner ou même de stopper,
il faut descendre et prendre un autre train dans la direction
opposée. Pour sauver la planète et assurer un future acceptable
à nos enfants, il ne faut pas seulement modérer les tendances
actuelles, il faut carrément sortir du développement et de l'économicisme
comme il faut sortir de l'agriculture productiviste qui en est
partie intégrante pour en finir avec les vaches folles et les
aberrations transgéniques.
Conclusion :
Le développement comme la mondialisation sont des "machines" a
affamer les peuples. Avant les années 70, en Afrique, les populations
étaient "pauvres" au regard des critères occidentaux, en ce sens
qu'elles disposaient de peu de biens manufacturés, mais personne,
en temps normal, ne mourrait de faim. Après 50 années de développement,
c'est chose faite. Mieux, en Argentine, pays traditionnel d'élevage
bovin, avant l'offensive développementiste des années 80, on gaspillait
inconsidérément la viande de boeuf, abandonnant les bas morceaux.
Aujourd'hui, les gens pillent les supermarchés pour survivre et
les fonds marins, exploités sans vergogne par les flottes étrangères
entre 85 et 95 pour accroître des exportations sans grand profit
pour la population, ne peuvent plus constituer un recours.
Comme
le dit Vandana Shiva : "Sous le masque de la croissance se
dissimule, en fait, la création de la pénurie".
George
W. Bush déclarait le 14 février 2002 à Silver Spring devant l'administration
de la météorologie que "parce qu'elle est la clef du progrès environnemental,
parce qu'elle fournit les ressources permettant d'investir dans
les technologies propres, la croissance est la solution, non le
problème" . Nous affirmons tout au contraire que, bien loin d'être
le remède à la mondialisation, le développement économique constitue
la source du mal. Il doit être analysé et dénoncé comme tel.
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