BOLIVIE Eau et
privatisation : avantages douteux, menaces concrètes
TOM KRUSE - CECILIA RAMOS
L’expérience bolivienne en matière de privatisation des
sociétés de gestion et de distribution de l’eau est une bonne fenêtre
sur les conflits déclenchés par la privatisation des services de base.
Elle montre également l’énorme difficulté – d’aucuns disent l’impossibilité
– de concilier la recherche de profit et la fourniture équitable et
durable de services de base ; c’est-à-dire, de faire que la privatisation
profite aux pauvres.
Radioscopie d’un conflit
Aujourd’hui, l’organe régulateur des services d’assainissement de
base du pays couvre 22 systèmes d’eau potable et d’égouts. Quatorze
sont des coopératives, sept des sociétés municipales, et une – la
plus grande à La Paz et El Alto – est une concession privée.(1)
Il aurait dû y avoir deux sociétés privées, mais en 2000, la privatisation
du système hydraulique de Cochabamba a été annulée, à la suite de
mobilisations massives contre ce projet. Des données générales indiquent
que l’accès à l’eau (nombre de branchements) s’est amélioré au cours
des dernières années, mais il n’y a pas de corrélation claire avec
la privatisation (une seule concession). Dans le même temps, la privatisation
implique une redistribution des coûts, ce qui, de l’aveu des promoteurs
mêmes de la privatisation, produit des « effets adverses sur le bien-être
» (2)
, c’est-à-dire, sont « défavorables aux couches sociales pauvres ».
A l’origine de tous ces facteurs, il y a les paramètres financiers
exigés par les institutions financières : le recouvrement total des
coûts et la suppression des subventions directes ou croisées.(3)
(1)
http://www.sisab.gov.bo/empresasreguladas.html
(2)
Grover Barja & Miguel Urquiola, « Adverse Welfare Effects, » in Capitalisation,
Regulation and the Poor: Access to Basic Services in Bolivia. WIDER
Discussion Paper No. 34, 2001, p. 1
(3)
Barja & Urquiola, op. cit., p. 20
Cochabamba
L’échec de la privatisation de l’eau à Cochabamba est un cas bien
connu et suscite de nombreux débats à travers le monde. Une relative
pénurie d’eau crée une dépendance excessive sur les sources souterraines,
ainsi que des interruptions de service. Jusqu’à 60% de l’eau distribuée
se perd ou n’est pas facturée, à cause des insuffisances d’un système
de distribution vétuste. La moitié des 500 000 habitants à peu près
ne sont pas branchés sur le réseau de distribution et dépendent de
camions-citernes qui vendent l’eau – peut-être la plus chère de la
région – ou de systèmes érigés par les communautés locales. L’accès
inégal à l’eau traduit des inégalités dans la société en général.
Depuis le début des années 1990, la Banque mondiale n’avait cessé
de réclamer la privatisation de la SEMAPA, société municipale des
eaux, comme seule solution au problème de l’eau à Cochabamba. En 1996,
la Banque mondiale conditionnait un prêt de 14 millions de dollars
US à la SEMAPA à la privatisation de cette dernière.(4)
Et en 1997, le FMI, la Banque mondiale et la BID conditionnaient l’annulation
d’une dette de 600millions de dollars US à la privatisation de la
SEMAPA.(5)
Le processus était complexe pour plusieurs raisons : l’élite locale
liait la concession du système hydraulique à l’exécution d’un projet
de construction très ambitieux et onéreux ; la société avait une forte
dette qui devait être reprise par le concessionnaire ; la Banque mondiale
exigeait l’application rigoureuse du plein recouvrement des coûts
; et la compagnie réussissait à fixer un taux élevé de rendement garanti
au cours des négociations. Tous ces coûts – fruits d’un consens us
atteint au cours d’un processus absolument secret entre la compagnie,
le gouvernement et les élites locales – devaient apparaître dans les
tarifs de l’eau avant toute amélioration du système hydraulique. En
septembre 1999, un contrat de concession fut signé en faveur du consortium
Aguas de Tunari, dirigé par le géant de l’ingénierie et du bâtiment,
l’entreprise américaine Bechtel Enterprises. Le contrat établissait
une concession monopolistique. Début 2000, des factures d’eau portant
des augmentations allant de 200% à 300% ont commencé à arriver et
les réactions ne se sont pas fait attendre. Une révolte des consommateurs
a éclaté dans la ville, et dans les zones rurales et périurbaines,
les populations se sont mobilisées contre Aguas de Tunari. Ces efforts
conjoints ont abouti, en avril 2000, à des affrontements avec la police
et les forces armées, à la déclaration de l’état de siége, et l’on
a enregistré un mort et des centaines de blessés. Le 10 avril 2000,
le gouvernement annonçait la résiliation du contrat ainsi que d’importantes
modifications de la loi qui l’avait couvert, et qui avait laissé sans
protection des systèmes autogérés et des coutumes rurales.
(4)Opinión
(Cochabamba), 23 janvier 1996, p. 5A
(5)
El Diario (La Paz), 1 juillet 1997, P. 5A
La Paz
La première privatisation de l’eau en Bolivie a eu lieu en 1997,
lorsque le gouvernement a accordé une concession hydraulique au consortium
Aguas de Illimani, dirigé par Suez Lyonnaise des Eaux, à présent Ondeo.
Avant la privatisation, les tarifs de l’eau avaient augmenté de près
de 60% pour l’usage domestique, 18% pour l’usage commercial et 21%
pour l’usage industriel.(6) Au
moment de la concession, il y a eu une autre augmentation de 19%.
Les tarifs ont été « dollarisés », puis « dé-dollarisés » en raison
des protestations de décembre 2000. (7)
La structure tarifaire est progressive (le coût unitaire augmente
avec la consommation). Auparavant, la consommation de 10 mètres cubes
était gratuite, mais aujourd’hui, c’est toute la consommation d’eau
qui est facturée, ce qui représente à l’évidence un coup dur pour
les pauvres.(8) Le problème auquel
la compagnie était – et continue d’être – confrontée est de savoir
comment gagner de l’argent en vendant de l’eau dans une région où
60% des habitants ont un revenu de 0,80 dollars US par jour. Comment
amener l’eau aux ménages pauvres à moindre coût, tout en garantissant
des bénéfices aux actionnaires ? La réponse se trouvait dans un système
« d’appropriation conjointe », en réduisant les coûts par la pose
de conduite sur les cours et les trottoirs (non sous les rues) et
en profitant de la main-d’oeuvre des usagers. Ces mesures ont réduit
les coûts de branchement qui étaient prohibitifs pour les pauvres.
Pour garantir la faisabilité financière et rendre ainsi la privatisation
viable, il fallait des efforts extraordinaires : les normes techniques
devaient être considérablement assouplies ; les coûts liés à la construction,
à l’entretien et aux risques devaient être transférés sur les usagers
(« participation » communautaire) ; des campagnes en faveur de la
hausse de la consommation d’eau devaient être mises en place ; des
micro-crédits devaient être offerts pour la construction de salles
de bains et de douches ; et les agences de coopération financière
devaient financer les activités de recherche et de formation nécessaires
pour la mise en oeuvre du système. Bien que les taux d’expansion de
la couverture soient considérables, leur viabilité future dans le
cadre de la justification commerciale d’Ondeo est fragile. Un rapport
de la Banque mondiale conclut que, du point de vue de la compagnie,
les nouveaux branchements pour les pauvres pourraient très bien représenter
des pertes nettes ; de surcroît, il n’y a d’incitations pour que la
compagnie se lance dans la promotion des changements culturels nécessaires
pour accroître la consommation. Le rapport considère également qu’en
raison d’une structure tarifaire dans laquelle le coût unitaire de
l’eau augmente avec la consommation, il n’est « pas rentable de servir
des foyers à faible niveau de consommation ».(9)
Ainsi, la vente d’eau aux pauvres n’est pas une affaire rentable.
Aujourd’hui, la concession est présentée comme un exemple de privatisation
réalisable, efficiente, ayant des effets « favorables aux pauvres
». Cependant, il y a de nombreux problèmes. Les usagers ont déjà dénoncé
la mauvaise qualité et la fragilité des travaux. Si les promoteurs
soutiennent que le système de « l’appropriation conjointe » donne
au moins quelque chose aux pauvres, d’autres – parmi lesquels les
Conseils de Quartiers – considèrent que pour rendre la privatisation
viable, des systèmes distincts et inégaux sont en train d’être institutionnalisés
– des systèmes adéquats pour les riches, et des systèmes médiocres
pour les pauvres.(10)
(6)Carlos
Crespo, « La concession de la Paz a los cinco años : elementos para
una evaluacion », 2001,
http://www.aguabolivia.org//
p. 1.
(7) Barja
& Urquiola, op. cit. P. 22.
(8)Ibid
(9)Vivien
Foster. « Economic and Financial Evaluation of El Alto Pilot Project:
Condominial Water and Sewage Systems and Related Innovations. »
http://wbln0018.worldbank.org/eap/eap.nsf/Attachments/Water-Informe
2001, p. 14.
(10)Voir
Crespo, op. cit. p. 7
Les communautés rurales, l’eau et les règles du jeu
Plus de 40% de la population vit en milieu rural, où l’on estime
à 5.450 les systèmes d’irrigation en exploitation. Environ 4 700 d’entre
eux sont des systèmes de « micro-irrigation » aux mains des paysans
et des communautés traditionnelles.(11)
Loin d’être une simple marchandise, l’eau est l’élément central de
tout un ensemble de processus socioculturels dans des milliers de
systèmes locaux de gestion, qui matérialisent la capacité d’innovation
et le sacrifice collectif de leurs initiateurs et de leurs gestionnaires.
Il y a une contradiction fondamentale entre les exigences des principaux
vendeurs et concessionnaires d’eau et la vision des communautés rurales
et des organisations paysannes. C’est la raison pour laquelle le renouvellement
de la Loi relative à l’Eau a été un échec : plus de 30 projets ont
été soumis et rejetés. La dernière tentative de création d’une nouvelle
loi sur l’eau, remonte à 1998 et a été bloquée par les organisations
paysannes. Ces dernières ont rejeté les taxes et licences exigées
sur des eaux utilisées depuis des générations, un système de concessions
en faveur des actionnaires de la société et en particulier, la mise
en place d’un Organe de supervision de l’Eau doté de larges pouvoirs
pour octroyer et résilier les droits sur l’eau, sans surveillance
ou contrôle des citoyens.(12)
Face à l’impossibilité d’adopter une loi relative à l’eau, le gouvernement
a « introduit en catimini » une Loi sur l’Eau Potable, issue d’une
consultation financée par l’BID. Cette loi contenait tout ce que les
paysans rejetaient : une orientation commerciale, des préférences
pour les grands concessionnaires commerciaux, l’ignorance des « us
et coutumes » et la création de facto d’un « Tsar » de l’eau. L’opposition
à la Loi sur l’Eau Potable a pris fin avec les révisions imposées
en faveur des paysans et une mention explicite du respect des « us
et coutumes » traditionnels. Cependant, le processus de révision stagne
au niveau du Congrès, en raison de l’opposition de Aguas de Illimani
et de la Banque mondiale. Un spécialiste en la matière a fait les
commentaires suivants : « un appel de Aguas de Illimani à la Banque
mondiale pourrait faire plus que les mobilisations paysannes ».(13)
(11)http://www.aguabolivia.org//situacionaguaX/
(12) « Documento
de Discusion y Consulta ». 27 April 1999, reproduit dans TUNUPA No.
2, Mai 1999
(13)
Commentaires faits à l’auteur par un analyste qui a une dizaine
d’années d’expérience des questions de l’eau dans la coopération internationale.
Exportations d’eau non traitée : le loup dans la bergerie
Dans le nord du Chili, la surexploitation des nappes aquifères a
créé des déserts et entraîné l’instauration d’aires protégées pour
limiter l’exploitation de la nappe souterraine. Les compagnies minières
du nord du Chili doivent chercher de l’eau ailleurs, et lorgnent sur
le territoire bolivien voisin, le nord de Potosi.(14)
Depuis 2000, les élites locales de Potosi ont essayé à trois reprises
de développer l’entreprise d’exportation d’eaux non traitées. A chaque
fois, les organisations régionales, paysannes et professionnelles
s’y sont opposées, avec plus ou moins de succès, arguant que la Bolivie
devait éviter les problèmes environnementaux qui se sont produits
au Chili, et non les reproduire. Il faut élaborer, pour la région,
une politique globale de l’eau qui veillera aux besoins socio-économiques
de ses habitants qui sont parmi les plus pauvres du pays ; ce n’est
qu’alors que l’on pourra éventuellement exporter « l’excédent » d’eau.
Le gouvernement a commandité une étude pour définir les politiques
globales qui prendront en compte les critères d’ordre environnemental
et les besoins socio-économiques, tout en vérifiant l’existence de
ces « excédents » d’eau. Toutefois, des cabinets-conseil privés vont
payer les coûts de la préparation de cette étude et, en cas de découverte
« d’excédent » d’eau, ils auront le droit de l’exploiter et de le
commercialiser. Ainsi, le gouvernement a demandé au loup de voir s’il
y a, dans la bergerie, des moutons que le loup pourra par la suite
les manger.
(14)
Juan Aluralde. « Mitos y realidades
sobre la exportación de aguas al norte de Chile », ronéo. 2002, p. 9
Bénéfices incertains, menaces concrètes
Les forces qui soutiennent la commercialisation et la privatisation
de l’eau sont puissantes et ont une influence considérable sur les processus
législatifs. Les conflits engendrés par la privatisation ont eu pour
conséquence des blessés, des morts et des solutions différées. La privatisation
ainsi que les pressions continues en faveur d’une commercialisation
accrue représentent des menaces réelles et constantes :
- Les impératifs « aveugles » de commercialisation et de rentabilité
nécessaire ignorent l’importance culturelle de l’eau. L’eau est tout
sauf une simple marchandise économique en Bolivie. Dans des milliers
de communautés rurales et urbaines, la gestion et l’utilisation de
l’eau obéissent à un ensemble complexe de concepts sociaux et culturels.
- Les compagnies sont puissantes et l’Etat, faible. Bien que la fourniture
d’eau à travers les compagnies publiques requière un Etat fort et
efficient, la réglementation d’une compagnie transnationale peut nécessiter
encore plus de force et d’efficience. Dans le conflit de Cochabamba,
l’Etat s’est montré incapable de négocier, réglementer et gérer convenablement
une concession, ou de représenter et de défendre les intérêts de la
population.
- Il y a un déficit démocratique dans les processus de privatisation.
La privatisation et la législation qui la protège et la maintient
créent un déficit démocratique évident en ce qui concerne la transparence
nécessaire pour une participation et une surveillance publiques réelles.
Pour réaliser la privatisation, le gouvernement a dû « introduire
en catimini » une législation, dénaturer des lois déjà adoptées et
signer des contrats avec des clauses impératives de « confidentialité
» qui rendent effectivement impossible la surveillance par le public.
Quelles sont les implications de l’AGCS dans ce contexte ?
L’accord général sur le commerce des services (AGCS) aura pour effet
d’exacerber ces problèmes de trois façons :
- En imposant la privatisation. Alors que le pays discute de la privatisation,
l’AGCS contribuera à l’imposer en permettant aux organes de l’Etat
de fournir des services uniquement dans « l’exercice de l’autorité
gouvernementale » s’entend comme un service « qui n’est fourni ni
sur une base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs
de services ». La définition est si restrictive que pratiquement aucun
opérateur public en Bolivie ne répondrait aux critères.
- En restreignant le débat public. Alors qu’il y a toujours eu une
forte participation de la société dans les conflits autour des réglementations
relatives à l’eau, ces débats seront prohibés aux termes de l’AGCS.
La discipline de l’AGCS ne porte pas sur les services eux-mêmes, mais
sur ce que les gouvernements font ou pourraient faire et qui pourrait
affecter la commercialisation d’un service. Par conséquent, c’est
un instrument par excellence pour limiter « l’ingérence » de la législation
et de l’administration publique dans le fonctionnement du marché «
libre », et qui implique un abandon explicite de la souveraineté des
tribunaux et du corps législatif.
- En empêchant le changement de politique. La discipline de l’AGCS
place les droits des investisseurs au-dessus de ceux des citoyens
et fait des privatisations des processus pratiquement impossibles
à annuler. L’« expérience » ratée de la privatisation de l’eau à Cochabamba
a bien été annulée, montrant combien il est urgent de pouvoir minimiser
le coût de la correction des erreurs. En raison de l’AGCS, il sera
impossible ou plus cher pour la société d’apporter des « corrections
». La Bolivie vit déjà cette menace. La compagnie américaine Betchel
réclame une indemnisation pour l’annulation de son contrat de concession,
soutenant devant le groupe d’arbitrage fermé de la de l’AGCS, la prolifération
de ce type de litige opposant des sociétés privées à des Etats souverains
sera inévitable.
Projet Contrôle Citoyen – CEDLA
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