Au cours de
cet exposé, je soutiendrai principalement deux thèses. La première,
c'est qu'il est tout à fait impossible que l'Amérique latine se développe,
quelles que soient les politiques gouvernementales à l'oeuvre, pour
la simple raison que les sujets du développement ne sont ni les pays
ni les sociétés, mais l'économie-monde. Or l'économie-monde capitaliste
est, par nature, polarisante. Ma deuxième thèse est que cette économie-monde
est en train de se détruire, du fait même de ses succès. Or nous nous
trouvons précisément à un tournant de l'histoire qui laisse présager
cette désintégration, sans garantir pour autant l'amélioration de
notre condition sociale. Malgré cela, je pense pouvoir vous adresser
un message d'espoir.
Commençons
par la thèse n° 1. Depuis 1945, la situation géopolitique a fondamentalement
changé sous la pression du monde non occidental. Politiquement, ce
monde se divisait en deux secteurs, avec, d'un côté, le bloc communiste
(dit socialiste) et, de l'autre, le Tiers Monde. Du point de vue de
l'Occident, et évidemment surtout des Etats-Unis, le bloc communiste
devait être laissé à son propre sort, pour survivre économiquement
comme il le pourrait. Ce bloc choisit un programme étatique d'industrialisation
rapide dont l'objectif était de « dépasser » l'Occident. Krouchtchev
promettait d'« enterrer« les Etats-Unis d'ici l'an 2000...
Dans le Tiers
Monde, la situation fut passablement différente. Au cours des années
qui suivirent l'immédiat après-guerre, les Etats-Unis concentrèrent
tous leurs efforts à aider l'Europe occidentale et le Japon à « se
reconstruire ». Tout au long de cette période, ils ignorèrent le Tiers
Monde, à l'exception partielle de l'Amérique latine, qui depuis longtemps
avait leur préférence. Ce que les Etats-Unis prêchaient en Amérique
latine, c'était le traditionnel refrain néoclassique : ouvrir
les frontières économiques, permettre l'investissement de capitaux
étrangers, créer les infrastructures nécessaires au développement,
se concentrer sur les activités pour lesquelles ces pays avaient un
« avantage comparatif » .
Les intellectuels
latino-américains furent particulièrement rétifs à ce prêche. Ils
réagirent même assez férocement. La première réaction d'importance
fut le fait d'une nouvelle institution internationale, la CEPAL (Commision
économique pour l'Amérique latine), présidée par Raúl Prebisch et
dont la création même fut farouchement contestée par le gouvernement
américain. La CEPAL déniait tout bénéfice à une politique économique
de frontières ouvertes et affirmait, à l'opposé, le rôle régulateur
des gouvernements dans la restructuration des économies nationales.
Sa recommandation principale était qu'il fallait encourager la substitution
des importations par la protection des industries naissantes. Cette
politique fut assez largement adoptée. Pour l'essentiel, les actions
suggérées par la CEPAL revenaient à affirmer que si l'Etat suivait
une politique raisonnable, il pouvait assurer le développement du
pays et parvenir, par conséquent, à augmenter sensiblement le PNB
par habitant.
Jusqu'à un
certain point, les gouvernements latino-américains suivirent les recommandations
de la CEPAL et il y eut effectivement une amélioration économique,
bien que limitée, durant les décennies 1950 et 1960. Nous savons aujourd'hui
que cette amélioration ne fut pas durable et qu'elle reflétait la
tendance générale des activités économiques au niveau mondial, en
période Kondratieff-A(1). Quoi qu'il en soit, l'amélioration de la situation moyenne en
Amérique latine a semblé insignifiante à la majorité des intellectuels
latino-américains, lesquels décidèrent de radicaliser le langage et
les analyses de la CEPAL. C'est l'époque des « dépendantistes », première
version (parmi eux, citons Dos Santos, Marini, Caputo, Cardoso, Frank,
ainsi que Samir Amin hors Amérique latine)(2).
Les dépendandistes
pensaient que les analyses tout autant que les remèdes préconisés
par la CEPAL étaient trop timides. Ils considéraient que, pour se
développer, les pays périphériques devaient aller au-delà d'une simple
substitution des importations ; ils devaient, selon le terme
de Samir Amin, se « déconnecter » définitivement de l'économie-monde
capitaliste (de façon implicite, sur le modèle des pays communistes).
Les dépendantistes
considéraient, cela va sans dire, que le rôle des sociétés transnationales,
des gouvernements occidentaux, du FMI, de la Banque mondiale et de
tous les autres dispositifs impérialistes étaient négatifs et néfastes.
Mais, en même temps, et avec une passion égale, si ce n'est plus vigoureuse,
ils s'en prenaient aux partis communistes latino-américains et, derrière
eux, à l'Union soviétique. Ils déclaraient haut et fort que la politique
plaidée par ces partis - l'alliance entre les socialistes et
les éléments progressistes de la bourgeoisie - équivalait,
en fin de compte, à suivre le conseil des impérialistes, qui était
de renforcer le rôle politique et social des classes moyennes. Selon
eux, si l'objectif poursuivi était une transformation sociale profonde,
cette politique n'était ni révolutionnaire, ni efficace.
Les dépendantistes
se sont exprimés à un moment d'euphorie de la gauche dans le monde :
l'époque du Che et du foquisme(3) , de la révolution mondiale de 1968, de la victoire des Vietnamiens
et d'un maoïsme enragé qui se répandait à toute vitesse dans le monde.
Mais l'Orient n'était déjà plus aussi rouge qu'il l'avait lui-même
affirmé. Et tout cela ne tenait pas compte des débuts d'une phase
Kondratieff-B. Ou plutôt, la gauche latino-américaine et mondiale
pensait que la stagnation de l'économie-monde affecterait en premier
lieu les institutions politiques et économiques qui soutenaient le
système capitaliste.
En fait, le
choc le plus immédiat atteignit les gouvernements dits « révolutionnaires
» du Tiers Monde et du bloc communiste. Depuis les années 1970, ces
gouvernements rencontraient des difficultés économiques et budgétaires
énormes qu'ils ne pouvaient résoudre, même partiellement, sans compromettre
la politique étatique qu'ils avaient tant mise en avant et la rhétorique
qu'ils avaient si bien cultivée. Le repli général commençait.
Au plan intellectuel,
apparu le thème du développement dépendant (cf., entre autre,
le Cardoso des années 1970). Ce qui signifiait : « Un peu de
patience, camarades, un peu de sagesse dans l'exercice du système
existant, et nous saurons trouver les solutions intermédiaires susceptibles
de marquer un pas dans la bonne direction ». Le monde scientifique
et journalistique découvrait le concept des NPI (nouveaux pays industrialisés).
Et les NPI furent proposés comme modèle à imiter.
Avec la récession
mondiale, l'échec des guevaristes et le repli des intellectuels latino-américains,
les puissants n'eurent plus autant besoin du soutien des dictatures
militaires pour refréner l'enthousiasme des gauchistes. Hourra !
s'exclamait-on, la démocratisation arrive ! Vivre dans un pays
de postdictature militaire devait paraître, sans aucun doute, infiniment
plus agréable que de vivre en prison ou de connaître l'exil. Mais,
à y regarder de plus près, les « hourras » lancés pour saluer la démocratisation
furent un peu exagérés. Outre l'amnistie accordée aux bourreaux, cette
démocratisation partielle incluait les programmes d'ajustement du
FMI et la nécessité, pour les pauvres, de se serrer encore plus la
ceinture. Et nous devons constater que si, durant les années 1970,
la liste des principaux NPI comprenait naturellement le Mexique et
le Brésil, aux côtés de la Corée et de Taiwan, durant les années 1980,
Brésil et Mexique disparaissaient de cette liste, laissant seuls les
quatre dragons de l'Asie.
Vint ensuite
le traumatisme engendré par la chute des communismes. Le repli des
années 1970 et 1980 devint la fuite désordonnée des années 1990. Bon
nombre de gauchistes d'hier se changèrent en hérauts du marché. Ceux
qui n'empruntèrent pas cette voie se mirent anxieusement à en chercher
de nouvelles et, s'ils refusaient d'emprunter les « sentiers lumineux
», ce n'était pas pour renoncer à la possibilité de quelque lumière.
Malheureusement, il ne fut pas facile d'en trouver.
Pour ne pas
nous effondrer nous-mêmes devant l'allégresse d'une droite mondiale
ressuscitée, qui, partout, se réjouit de la confusion des forces populaires,
nous devons aborder d'un oeil neuf l'histoire du système-monde capitaliste
de ces derniers siècles. Quel est le problème principal des capitalistes
dans un tel système ? La réponse est claire : individuellement,
optimiser leurs bénéfices et, collectivement, assurer l'accumulation
régulière et permanente du capital. Il y a bien certaines contradictions
entre ces deux objectifs - l'individuel et le collectif -,
mais je n'en discuterai pas ici. Je me limiterai à l'objectif collectif.
Comment y parvenir ? Cela n'est pas aussi évident que l'on pourrait
croire au demeurant. Les bénéfices proviennent de la différence entre
les recettes des producteurs et les coûts de production. Evidemment,
plus cette différence croît, plus les bénéfices augmentent. Mais si
les coûts diminuent, les bénéfices augmentent-ils nécessairement ?
Il semblerait que oui, à condition que cela n'affecte pas le volume
des ventes. Or il est probable que si les coûts diminuent, les revenus
des acheteurs potentiels auront également diminué. Par ailleurs, si
les prix de vente augmentent, est-ce que les bénéfices augmentent ?
Probablement, mais à condition de ne pas modifier, non plus, le volume
des ventes. Or, si les prix augmentent, les acheteurs potentiels peuvent
se mettre en quête de produits moins onéreux. Il est certain que ces
décisions sont délicates !
Mais là ne
sont pas les seuls facteurs d'instabilité. Il y a deux types de coûts
pour les capitalistes : le coût de la force de travail et le
coût des transactions. Or, ce qui permet de réduire l'un peut très
bien contribuer à accroître l'autre, et vice versa.
C'est essentiellement
une question de localisation. Pour minimiser le coût des transactions,
il est nécessaire de concentrer géographiquement les activités, en
des zones où le coût de la force de travail est élevé. Pour réduire
le coût de la force de travail, il est utile, au contraire, de disperser
les activités productives. Or, de façon inévitable, cela affecte négativement
le coût des transactions. Voilà pourquoi, depuis au moins cinq cents
ans, et cela environ tous les vingt-cinq ans, en relation absolue
avec les cycles de Kondratieff, les capitalistes réaménagent de-ci
de-là leurs centres de production. Durant les phases A, le coût des
transactions occupe la première place et il y a centralisation ;
durant les phases B, c'est le coût du travail qui domine et on
assiste à une délocalisation des usines.
Le problème
se complique davantage encore. Faire des bénéfices n'est pas suffisant.
Il faut faire en sorte de les conserver. Là interviennent les coûts
de protection. Protection contre qui et contre quoi ? Contre
les bandits, bien sûr. Mais aussi, et c'est sans doute le plus important,
contre les gouvernements. Se protéger contre les gouvernements n'est
pas si évident lorsqu'on pratique le capitalisme à un niveau un peu
intéressant et que l'on est obligé de traiter avec de nombreux Etats.
On peut toujours se défendre contre un gouvernement faible (où se
trouvent concentrées des forces de travail à bon marché) en payant
un impôt, en soudoyant qui de droit ou en usant de l'influence importante
que les gouvernements centraux exercent sur les gouvernements faibles.
Mais, pour cela, il faut aussi régler un intérêt. Autrement dit, pour
se protéger contre le vol des gouvernements, les capitalistes doivent
soutenir financièrement les gouvernements.
Enfin, pour
dégager des profits toujours plus importants, les capitalistes ont
besoin de monopoles ; des monopoles relatifs, certes, mais assez
conséquent pour contrôler certains secteurs de la vie économique et
ce, durant quelques décennies. Comment obtenir de tels monopoles ?
Toute monopolisation exige, c'est certain, que les gouvernements jouent
un rôle fondamental, soit en légiférant ou en décrétant, soit en empêchant
les autres gouvernements de légiférer ou de décréter. Par ailleurs,
pour favoriser l'établissement de tels réseaux monopolistiques, les
capitalistes doivent créer des canaux culturels ad hoc ;
il leur faut donc l'appui des créateurs et des détenteurs de modèles
culturels. Bien évidemment, tout cela engendre des coûts supplémentaires.
Malgré tout
(et, peut-être même, à cause de cela), il est possible de dégager
des profits considérables, comme on peut le constater en étudiant
l'histoire du système-monde capitaliste depuis l'origine. Au XIXe
siècle, cependant, une menace est apparue, susceptible de faire tomber
le système. Avec la centralisation croissante de la production, surtout
en Europe occidentale et durant la première moitié du XIXe siècle,
sont apparues les fameuses « classes dangereuses ». Autrement dit,
dans le langage de l'Antiquité, réintroduit dans notre bagage intellectuel
par la Révolution française, le prolétariat.
Durant la première
moitié du XIXe siècle, les prolétaires d'Europe occidentale commencèrent
à mener une activité militante. La première réaction des gouvernements
fut de les réprimer. A cette époque, le monde politique se divisait
principalement entre conservateurs et libéraux ; entre ceux qui
méprisaient totalement les valeurs de la Révolution française et ceux
qui, dans un contexte hostile, tentaient de poursuivre la construction
d'un Etat constitutionnel, laïque et réformateur. Les intellectuels
de gauche - démocrates, républicains, radicaux, jacobins, ou
parfois socialistes - ne constituaient alors qu'un petit groupe.
La révolution
« mondiale » de 1848 produisit un choc dans les structures du système-monde.
Elle révéla deux choses. D'une part, que la classe ouvrière était
réellement dangereuse et pouvait faire obstacle au fonctionnement
du système (par conséquent, il n'était pas raisonnable d'ignorer toutes
ses revendications). D'autre part, que cette classe n'était pas assez
forte, en ses soulèvements sporadiques, pour faire tomber le système.
Ainsi, le programme des réactionnaires se révélait autodestructeur,
mais celui des partis de gauche l'était également. La solution, à
droite comme à gauche, fut de pencher vers le centre. La droite se
disait que, sans doute, quelques concessions devaient être faites
aux revendications populaires. Et la gauche naissante se disait qu'une
lutte politique longue et difficile l'attendait avant d'accéder au
pouvoir. Le conservatisme moderne et le socialisme scientifique entraient
en scène. L'un et l'autre sont, ou ont fini par devenir, deux ailes,
deux avatars, du libéralisme réformateur, déjà intellectuellement
triomphant.
La construction
de l'Etat libéral « européen » (au sens large du terme) fut l'événement
politique principal du XIXe siècle et la contrepartie essentielle
de la conquête européenne du monde fondée sur des théories racistes.
J'appelle cela « l'institution-nalisation de l'idéologie libérale
comme géoculture de l'économie-monde capitaliste ». Le programme libéral
des Etats du centre(4) , où la menace des classes dangereuses apparaissait comme imminente
(particulièrement durant la période de 1848 à 1914), peut se résumer
en trois points. Premièrement, étendre progressivement le droit de
vote à l'ensemble des citoyens, de manière à créer, chez les plus
pauvres, le sentiment d'appartenir à la « société ». Deuxièmement,
augmenter progressivement les revenus réels des classes inférieures
par le truchement de l'Etat-providence (les pauvres, pensait-on, seraient
si contents de cesser de vivre dans l'indigence qu'ils accepteraient
de rester plus pauvres que les classes supérieures). Le coût de ces
transferts de plus-value seraient inférieurs aux coûts occasionnés
par les insurrections et seraient, de toute façon, à la charge du
Tiers Monde. Troisièmement, créer une identité nationale et internationale
- le « blanc-européen » -, de façon à ce que les luttes
de classes soient remplacées par les luttes nationales et raciales
et que, face aux pays périphériques, les classes dangereuses des pays
du centre se retrouvent du même côté que les élites.
Il faut reconnaître
que ce programme fut un succès complet. L'Etat libéral réussit à dompter
les classes dangereuses du centre, c'est-à-dire les prolétaires urbains
(y compris ceux qui étaient organisés, syndicalisés et politisés).
Leur franche adhésion aux politiques nationales de la guerre de 1914
en est la preuve la plus évidente.
Cependant,
au moment où les puissants parvenaient à résoudre leurs problèmes
internes, surgissait une autre menace provenant, cette fois, des classes
populaires du Tiers Monde. La révolution mexicaine de 1910 en fut
le signe avant-coureur, mais ce ne fut certainement pas le seul. Pensons
aux révolutions en Afghanistan, en Perse et en Chine. Et pensons à
la révolution de libération nationale russe, qui fut une révolution
pour le pain et la terre, mais, par-dessus tout, une révolution pour
la paix, dont le but était de mettre un terme à une politique nationale
servant principalement les intérêts des puissances occidentales.
Est-ce à dire
que toutes ces révolutions, y compris la mexicaine, furent ambiguës ?
Bien entendu, mais c'est le cas de toutes les révolutions. Est-ce
à dire que toutes ces révolutions, y compris la mexicaine, furent
récupérées ? Bien entendu, mais il n'existe pas de révolution
nationale qui ne soit finalement récupérée au sein du système-monde
capitaliste. Là n'est pas la question.
Pour les puissants
de ce monde, le soulèvement général des peuples périphériques représentait
une grave menace pour la stabilité du système, au moins aussi grave
que le soulèvement général des prolétaires européens. Ils devaient
en tenir compte et décider de la meilleure façon d'y faire face. D'autant
que, aux yeux de la gauche mondiale, les bolchevics russes représentaient
une solution alternative résolument antisystémique(5).
Le débat droite-centre
sur la méthode à utiliser pour combattre les classes dangereuses se
répéta à l'identique. Comme elle l'avait fait vis-à-vis des prolétaires
européens durant la première moitié du XIXe siècle, la droite encouragea
la répression, mais cette fois sous une forme populaire-raciste (autrement
dit fasciste). Le centre, quant à lui, poussait à la réforme, à des
fins de récupération. Cette position fut incarnée par deux leaders
américains successifs, Woodrow Wilson et Franklin Delano Roosevelt,
qui adaptèrent les tactiques libérales du XIXe siècle à la nouvelle
scène mondiale. Woodrow Wilson proclama le droit des peuples à l'autodétermination.
Ce principe était le pendant du suffrage universel. Une personne,
un vote ; un peuple, un Etat souverain. Mais, comme dans le cas
du droit de vote, on ne pensait pas accorder tout à tous, immédiatement.
Pour Wilson, cette mesure représentait peu ou prou une issue à la
désintégration des empires austro-hongrois, ottoman et russe. Il ne
tenta pas de l'appliquer au Tiers Monde. Et, pour cause, c'est sous
son mandat que les Etats-Unis intervinrent au Mexique pour combattre
Pancho Villa.
En 1933, avec
la politique du « bon voisinage », Roosevelt étendit le principe d'autodétermination
à l'Amérique latine et, plus tard, durant la Seconde Guerre mondiale,
aux ex-empires d'Europe de l'Ouest, à l'Asie, puis à l'Afrique et
aux Caraïbes. D'autre part, dans ses fameuses « quatre libertés »,
il inclut celle d'« être dégagé du poids de la nécessité » (freedom
from want), faisant explicitement référence à la redistribution
mondiale de la plus-value. Mais cela manquait de consistance. Quelques
années plus tard, dans son discours d'investiture, Harry Truman décrétait
quatre priorités nationales. Le point quatre disait que les Etats-Unis
devaient « se lancer dans un programme neuf et audacieux » d'aide
aux pays « sous-développés ». Se mit alors en place l'équivalent,
à l'échelle mondiale, du programme de l'Etat-providence : le
développement du Tiers Monde par la seule vertu du keynésianisme.
Ce programme
libéral et mondial, patronné par les Etats-Unis, fut également un
énorme succès. Ses causes profondes remontent à 1920, au congrès de
Bakou organisé par les bolchevics. Lorsque Lénine et ses camarades
virent qu'il était impossible d'amener les prolétaires européens à
prendre un réel virage à gauche, ils décidèrent de ne pas attendre
et se tournèrent vers l'Orient et les mouvements de libération nationale
du Tiers Monde, qu'ils considérèrent comme des alliés dans la lutte
du régime soviétique pour sa propre survie. Aux révolutions prolétariennes
s'étaient effectivement substituées les révolutions anti-impérialistes.
Mais, par cette nouvelle orientation, les bolchevics acceptèrent,
de fait, l'essentiel de la stratégie libérale wilsonienne, à la différence
près que le vocabulaire de l'anti-impérialisme était plus hâbleur
et plus pressant que celui de l'autodétermination des peuples. Dès
ce moment, les bolchevics devinrent l'aile gauche du libéralisme global.
Staline poursuivit
plus loin dans cette voie. A Yalta, il accepta un rôle limité et consacré
au sein du système que les Etats-Unis ambitionnaient de créer à l'après-guerre.
Et quand, durant les années 1950 et plus tard, les Soviétiques prêchaient
la « construction socialiste » des pays sous-développés, ils ne faisaient
qu'utiliser, dans un langage plus hâbleur et plus pressant, le concept
de développement prôné par les Etats-Unis. Ainsi, lorsqu'en Asie et
en Afrique, à la suite de luttes plus ou moins âpres, les colonies
obtinrent, les unes après les autres, leur indépendance, ce fut avec
l'agrément, souvent occulte et prudent, mais néanmoins capital, des
Etats-Unis.
En disant que
la stratégie libérale mondiale fut un succès, je pense à deux choses.
Premièrement, entre 1945 et 1970, dans la majorité des pays du monde,
les mouvements porteurs des thèmes de la vieille gauche du XIXe siècle
accédèrent au pouvoir sous diverses étiquettes : communiste,
autour de l'Union soviétique ; mouvements de libération nationale
en Afrique et en Asie ; social-démocrate en Europe occidentale ;
populiste, enfin, en Amérique latine. Deuxièmement, le fait que ces
mouvements aient accédé au pouvoir d'Etat eut pour résultat de créer
une climat d'euphorie débilitant et de précipiter leur intégration
dans la grande machinerie du capitalisme historique. Ils cessèrent
de représenter une force antisystémique et devinrent des piliers du
système, sans cesser pour autant de se gargariser d'un vocabulaire
gauchiste, qui tournait à la langue de bois.
Pour autant,
le succès dont il est question fut plus fragile que ne l'avaient escompté
les puissants ; tout bien pesé, il ne fut pas aussi éclatant
que la récupération de la classe ouvrière blanche occidentale quelques
décennies plus tôt. Les situations nationales des pays du centre et
la situation du système-monde dans sa globalité ont présenté, en effet,
deux différences fondamentales. Le coût de la redistribution en faveur
des prolétaires occidentaux n'atteignit pas un pourcentage énorme
du total mondial et put être payé, en grande partie, par les classes
populaires du Tiers Monde. Par contre, procéder à une redistribution
significative envers les peuples du Tiers Monde aurait obligé les
puissants à payer et aurait sérieusement limité leurs possibilités
futures d'accumuler du capital. D'autre part, pour intégrer les peuples
de couleur dans le système-monde, il ne fut pas possible de jouer
la carte du racisme. Le mépris racial envers l'étranger avait été
un élément crucial de ce qui fondait la loyauté des ouvriers de sang
dévoués à leurs pays. Mais cette fois-ci, il n'existait pas un Tiers
Monde pour le Tiers Monde.
L'année 1968
marqua les débuts de l'effondrement rapide de ce que les puissants
avaient érigé dans le système-monde au moyen de la géoculture libérale
d'après-guerre. Deux éléments y concouraient. L'expansion phénoménale
de l'économie-monde avait atteint ses limites et nous allions entrer
dans la phase B de notre actuel cycle de Kondratieff. D'autre
part, au plan politique, on était parvenu à un sommet des efforts
antisystémiques mondiaux : le Viêt Nam, Cuba, le communisme à
visage humain en Tchécoslovaquie, le mouvement du Black Power aux
Etats-Unis, les débuts de la Révolution culturelle en Chine, et tant
d'autres mouvements que les années 1950 n'avaient pas prévu. Le point
culminant fut atteint en 1968, avec les événements révolutionnaires
qui secouèrent de nombreux pays et n'engagèrent pas exclusivement
les étudiants.
Nous vivons,
depuis, les conséquences de la rupture historique engendrée par cette
seconde révolution mondiale ; une rupture qui, sur les stratégies
politiques, eut un impact aussi grand que la révolution mondiale de
1848. Il est clair que, sur le coup, les révolutionnaires ont échoué.
Les nombreux et spectaculaires incendies qui prirent, trois ans durant,
partout dans le monde, finirent par s'éteindre, aboutissant à l'éclosion
d'une multitude de petites sectes à tendance maoïste, qui rendirent
l'âme rapidement.
Cependant,
1968 laissa deux victimes blessées et agonisantes : l'idéologie
libérale et les mouvements de la vieille gauche. Pour l'idéologie
libérale, le coup le plus dur fut de perdre son rôle d'unique idéologie
imaginable de la modernité rationnelle. Entre 1789 et 1848, le libéralisme
existait déjà, mais comme une idéologie possible, prise entre un conservatisme
dur et un radicalisme naissant. Entre 1848 et 1968, comme je l'ai
affirmé plus haut, le libéralisme devint la géoculture du système-monde
capitaliste. Les conservateurs et les socialistes (ou radicaux) devinrent
des avatars du libéralisme. Mais, après 1968, ils revinrent à leur
position de 1848, démentant la validité morale universelle du libéralisme.
Compromise avec ce dernier, la vieille gauche fit de vaillants efforts
pour changer de peau et revêtir un vernis de nouvelle gauche. En réalité,
elle n'y parvint pas.
Elle réussit seulement à corrompre les petits mouvements de la nouvelle
gauche, incapables de la subvertir et voués inévitablement à suivre
son déclin.
Au même moment,
nous subissions les aléas d'une phase B du cycle de Kondratieff.
Il n'est pas nécessaire d'en retracer les étapes de façon détaillée.
J'évoquerai simplement deux moments importants. En 1973, l'OPEP décréta
la hausse des prix du pétrole. Ce fut un gain de revenus pour les
pays producteurs, y compris le Mexique, le Venezuela, l'Equateur et
divers autres pays d'Amérique latine. Ce fut une aubaine pour les
sociétés pétrolières transnationales ainsi que pour les banques où
furent déposés les réserves d'avoirs. Pendant un certain temps, cela
aida les Etats-Unis, moins dépendants des importations de brut, dans
la compétition avec l'Europe occidentale et le Japon. Ce fut un désastre
pour tous les pays du Tiers Monde et du bloc communiste non producteurs
de pétrole, dont les budgets nationaux connurent des déficits dramatiques.
Enfin, cela accentua les difficultés des pays du centre qui virent
diminuer davantage encore la demande globale pour leurs produits.
Quel fut le
dénouement de cette crise ? Il y eut deux étapes. Premièrement,
les banques transnationales, avec l'appui des gouvernements du centre,
proposèrent des prêts aux gouvernements pauvres, en situation désespérée,
ainsi qu'aux pays producteurs de pétrole. Il est clair que les gouvernements
pauvres acceptèrent cette planche de salut pour se maintenir face
à la menace de troubles internes ; quant aux pays producteurs
de pétrole, ils profitèrent de cette opportunité pour « se développer
» rapidement. Du même coup, ces prêts réduisirent les problèmes économiques
des pays du centre en augmentant la vente de leurs produits sur le
marché mondial.
La seule petite
difficulté, avec cette belle solution, était qu'il fallait rembourser
les prêts. En quelques années, l'intérêt composé des dettes représenta
un pourcentage énorme du budget annuel des pays endettés. Il fut impossible
de contrôler ce déficit galopant des ressources nationales. La Pologne
doit sa crise de 1980 à ce problème. Et, en 1982, le Mexique annonça
qu'il ne pouvait plus rembourser comme précédemment.
Quelques années
durant, la presse évoqua la crise de la dette, puis elle l'oublia.
Cependant, pour les pays endettés, la crise continue de durer ;
non seulement en tant que charge budgétaire, mais aussi comme un châtiment
administré par le FMI et ses exigences draconiennes. Dans tous ces
pays le niveau de vie a sévèrement chuté, surtout parmi les couches
pauvres qui représentent de 85 à 95 % des populations.
Les problèmes
liés à la stagnation de l'économie-monde demeurèrent. S'il n'était
pas possible d'en atténuer la rigueur au moyen des prêts accordés
aux pays pauvres, il était indispensable de trouver de nouveaux expédients
pour les années 1980. Le monde politico-financier en inventa deux.
Un nouveau bailleur de fonds se présenta : les Etats-Unis, qui,
sous Reagan, pratiquèrent une politique keynésienne occulte. Comme
nous le savons, la politique de Reagan a consisté à soutenir certaines
grandes entreprises américaines et à limiter la progression du chômage,
au prix d'une accentuation de la polarisation interne. Cette politique
a également aidé à entretenir les revenus en Europe occidentale et
au Japon. Mais, évidemment, le même problème allait de nouveau se
poser. L'intérêt sur la dette commençait à peser trop lourd et il
s'ensuivit une crise de l'endettement national. Les Etats-Unis se
trouvèrent dans une situation si déconcertante que, pour qu'ils puissent
jouer leur rôle de leader militaire mondial durant la guerre du Golfe,
il fut nécessaire que le Japon, l'Allemagne, l'Arabie Saoudite et
le Koweit payent l'essentiel des dépenses. Sic transit gloria !
Afin de prévenir
le déclin précipité qui s'annonçait, les Etats-Unis recoururent à
la solution FMI, s'infligeant à eux-mêmes leur propre punition. Cela
donna le « contrat pour l'Amérique ». Comme dans le cas des pays pauvres,
soumis aux ordonnances du FMI, les Etats-Unis réduisirent le niveau
de vie des populations démunies, sans préjudice du maintien, voire
de l'augmentation, des possibilités d'accumulation d'une minorité
de la population.
Le second expédient
auquel on eut recours tire son origine du fait que l'un des aspects
fondamentaux des phases B du cycle de Kondratieff est la difficulté
croissante de dégager d'importants bénéfices du secteur productif.
Pour être plus précis, la phase B se caractérise, s'explique
même, par la réduction des marges de profits. Pour un grand capitaliste,
cela ne constitue pas un obstacle véritable. Si le secteur productif
ne permet pas de dégager une marge de profit suffisante, l'entrepreneur
se tourne vers le secteur financier et tente de tirer ses gains de
la spéculation. Dans les décisions économiques des années 1980, cela
s'est traduit par le contrôle brutal des grandes sociétés au moyen
des fameux junk bonds ou titres illicites. Vu de l'extérieur,
cela s'est traduit par l'endettement des grandes sociétés, avec pour
effet, à court terme, un léger regain d'activité à l'échelle de l'économie-monde.
Mais le combat des grandes sociétés a rencontré les mêmes limites :
le remboursement des dettes. Lorsque celui-ci se révèle impossible,
l'entreprise fait faillite, à moins qu'un « FMI privé » n'intervienne,
lui imposant de se restructurer, c'est-à-dire de licencier une partie
de son personnel. C'est ce qui arrive très souvent aujourd'hui.
Quelles conclusions
politiques les masses populaires ont-elles tirées de ces événements
pathétiques, presque indécents, des années 1970-1995 ? La première
est que la perspective de voir le fossé entre riches et pauvres, développés
et sous-développés, se combler par des réformes graduelles n'est plus
envisageable actuellement. Par conséquent, tous ceux qui n'ont cessé
de prédire une telle chose ont été soit des menteurs, soit des manipulateurs.
Qui étaient-ils ? Avant tout, les mouvements de la vieille gauche.
La révolution
de 1968 a ébranlé la foi dans le réformisme, y compris celui qui s'affichait
comme révolutionnaire. Les vingt-cinq années suivantes, qui virent
la liquidation des gains économiques des années 1945 à 1975, mirent
un terme aux illusions encore persistantes. Dans chaque pays, le peuple
octroya un vote de non-confiance aux mouvements héritiers de la vieille
gauche (mouvements populistes, mouvements de libération nationale,
sociaux-démocrates, léninistes, etc.). Cette perte du soutien populaire
fut dramatique pour beaucoup de gens et, parmi eux, beaucoup d'intellectuels
des Amériques ; ce fut le bouleversement de toute une vie intellectuelle
et spirituelle.
L'effondrement
des communismes, en 1989, fut le point culminant de la révolution
de 1968 ; elle signifiait la chute de ceux qui avaient toujours
prétendu être les plus solides et les plus militants. Les vautours
du capitalisme ont crié victoire. Mais, pour les apôtres subtils du
système, cela en disait plus long. La défaite du léninisme - et c'est
une défaite absolue- représente, en fait, une catastrophe pour les
puissants. Elle signifie l'élimination de leur ultime et meilleur
bouclier politique ; la seule garantie que les masses croient,
comme à une certitude, au succès du réformisme. En conséquence de
quoi, ces masses ne sont plus disposées aujourd'hui à être aussi patientes
que par le passé. La chute des communismes est un phénomène qui radicalise
considérablement le système. Ce qui s'est effondré en 1989, c'est
précisément l'idéologie libérale.
Ce que le libéralisme
procurait aux classes dangereuses, c'était surtout l'espoir et, mieux,
l'assurance d'un progrès matériel : la possibilité pour chacun
d'accéder finalement à un niveau de vie confortable, de recevoir une
éducation et d'occuper une position sociale honorable. Peu importait
que ces promesses ne puissent être tenues dans l'instant, si elles
pouvaient l'être dans un avenir prochain. L'espoir excusait les retards,
à condition que certaines réformes fussent visibles, et qu'une certaine
activité militante anime ceux qui espéraient. Pendant ce temps, les
pauvres travaillaient, votaient et servaient sous les drapeaux. Autrement
dit, ils faisaient tourner le système capitaliste.
Mais que feraient
les classes dangereuses si elles devaient perdre espoir ? Cela,
nous le savons, parce que nous le vivons actuellement. Elles renoncent
à leur foi en l'Etat, non pas uniquement en un Etat aux mains des
capitalistes, mais en toute forme d'Etat. Elles finissent par adopter
une attitude cynique envers les politiques, les bureaucrates, mais
également envers les leaders « révolutionnaires ». Elles se mettent
à épouser un anti-étatisme radical - ce qui est différent que de vouloir
faire disparaître les Etats en qui l'on ne peut avoir confiance. Cette
attitude, nous pouvons désormais l'observer partout dans le monde :
dans le Tiers Monde, dans le monde ex-socialiste comme dans les pays
du centre ; aux Etats-Unis, de la même manière qu'au Mexique.
Les gens sont-ils
satisfaits de cette nouvelle attitude ? Au contraire, ils en
sont effrayés. Les Etats sont certainement oppressifs et louches,
mais ils sont aussi les garants de la sécurité quotidienne. En l'absence
de foi en l'Etat, qui peut garantir la vie en commun et la propriété
personnelle ? On en revient au système prémoderne : les
individus doivent assurer eux-mêmes les conditions de leur propre
sécurité ; ils doivent assumer les rôles de policier, de percepteur
et de maître d'école. Mais, comme il est difficile d'assumer toutes
ces tâches, ils s'en remettent à des « groupes », constitués de différentes
manières, sous diverses étiquettes. Ce qui est nouveau, ce n'est pas
que de tels groupes s'organisent, mais qu'ils commencent à assumer
des fonctions qui, jusqu'alors, relevaient du pouvoir d'Etat. Du coup,
les populations qui y ont recours sont de moins en moins disposées
à accepter ce qu'un gouvernement leur impose pour exercer ses fonctions.
Après cinq siècles de consolidation des structures étatiques, au sein
d'un système interétatique lui-même en consolidation, nous vivons
actuellement la première rétraction du rôle des Etats, mais, également
et nécessairement, du rôle du système interétatique.
Ce n'est pas
rien. C'est un tremblement de terre dans le système historique qui
est le nôtre. Ces groupes auxquels nous nous soumettons représentent
quelque chose de très différent des nations que nous avons construites
au cours de ces deux derniers siècles. Leurs membres ne sont pas des
« citoyens », car les frontières de ces groupes ne sont pas définies
juridiquement mais de façon mythique ; elles ne sont pas faites
pour intégrer mais pour exclure.
Est-ce bien,
est-ce mal ? Et pour qui ? Pour les puissants, c'est un
phénomène passager. Pour la droite ressuscitée, c'est l'occasion d'éradiquer
l'Etat-providence et de permettre l'épanouissement des égoïsmes de
courte durée (« après moi le déluge(6) »). Pour les classes dominées, c'est une épée à double tranchant.
Elles ne savent plus si elles doivent lutter contre la droite, dont
les propositions leur causent des dommages graves et immédiats, ou
si elles doivent appuyer la destruction d'un Etat qui les a dupés.
Mon opinion
est que l'effondrement de la foi populaire dans le progrès égalitaire
est le coup le plus sérieux qu'aient jamais reçu les défenseurs du
système actuel, mais ce n'est sûrement pas le seul. Le système-monde
capitaliste se désagrège sous l'effet d'un ensemble de facteurs. On
pourrait dire que cette désagrégation est surdéterminée.
Avant d'examiner
brièvement quelques-uns de ces facteurs, je voudrais insister sur
le fait qu'il ne s'agit pas d'un problème d'évolution technologique.
Certains soutiennent que le processus continu de mécanisation, dans
le secteur productif, causera la perte d'un potentiel d'emplois considérable.
Je ne le crois pas. Il est toujours possible d'inventer de nouvelles
tâches pour la force de travail. D'autres déclarent que la révolution
informatique entraînera un processus de globalisation rendant caduc
le rôle des Etats. Je ne le crois pas non plus, parce que la globalité
est un élément essentiel de l'économie-monde capitaliste depuis le
XVIe siècle Il n'y a là rien de nouveau. Si ces problèmes étaient
les seuls que les capitalistes du XXIe siècle devaient affronter,
je suis sûr qu'ils trouveraient le moyen de maintenir le mouvement
d'accumulation incessante des capitaux. Il y a pire.
En premier
lieu, il y a deux problèmes presque impossibles à résoudre pour les
entrepreneurs : le dépeuplement rural du monde et la crise écologique.
Ces deux phénomènes offrent de bons exemples de processus qui vont
de zéro à cent pour cent et qui, lorsqu'ils approchent de l'asymptote,
perdent leur vertu de mécanismes de régulation, révélant la phase
ultime d'une contradiction interne.
Comment se
fait-il que les campagnes du monde moderne se soient dépeuplées ?
L'explication classique est que l'industrialisation nécessite l'urbanisation.
Mais ce n'est pas exact. D'une part, il existe encore des industries
implantées en zones rurales ; d'autre part, au cours de l'histoire,
on remarque une oscillation cyclique entre la concentration et la
dispersion géographique de l'industrie mondiale. L'explication est
ailleurs. A chaque cycle de récession de l'économie-monde, on remarque,
en fin de période, une mobilisation accrue du prolétariat urbain contre
le déclin de son pouvoir d'achat. Ainsi se crée une tension que les
capitalistes doivent supporter, bien entendu. Cependant, l'organisation
ouvrière s'amplifie et commence à devenir dangereuse. Parallèlement,
la réorganisation du monde des entreprises atteint un seuil tel qu'une
relance de l'économie-monde devient possible sur la base de nouvelles
filières de production et d'échange. Un élément, cependant, fait défaut :
une demande globale suffisante.
Face à cela,
la solution est classique : augmenter les revenus des prolétaires,
en particulier ceux des ouvriers qualifiés, et même faciliter pour
certains l'entrée dans cette catégorie. Du même coup se trouvent résolus
les problèmes de tension politique et de demande globale. Mais il
y a une contrepartie. Le pourcentage de plus-value qui revient aux
possédants a diminué. Pour compenser cette baisse relative de plus-value,
il existe à nouveau une solution classique : transférer certains
secteurs de l'activité économique, devenus moins rentables, vers des
zones où la population rurale est plus importante. Celle-ci ne manquera
pas d'être attirée vers les nouveaux espaces de production par des
salaires qui représentent une augmentation sensible de son revenu
domestique, quoique, sur la scène mondiale, ils ne représentent qu'un
coût de travail minime. Ainsi, afin de résoudre les difficultés récurrentes
aux périodes de récession, les capitalistes encouragent la déruralisation
partielle du monde. Mais s'il n'y a plus de populations à déruraliser ?
Aujourd'hui, nous nous approchons de cette situation. Les populations
rurales, encore fortes en Europe il y a peu, ont entièrement disparu
de nombreuses régions du globe et continuent, partout, de décroître.
Actuellement, elles représentent probablement moins de 50 % de
la population mondiale et, d'ici vingt-cinq ans, cette proportion
tombera à moins de 25 %. La conséquence est évidente : il
n'y aura pas de nouvelles populations susceptibles d'être sous-payées
pour contrebalancer les salaires plus élevés des secteurs antérieurement
prolétarisés. Alors, le coût du travail augmentera mondialement, sans
que les capitalistes puissent l'éviter.
Il se passe
la même chose avec l'écologie. Pourquoi existe-t-il aujourd'hui une
crise écologique ? Pour maximiser ses gains, le capitaliste dispose
de deux moyens : ne pas trop payer les ouvriers et ne pas trop
dépenser dans le processus de production. Comment arriver à cela ?
Encore une fois, c'est évident : faire assumer par d'autres une
part substantielle des coûts. On nomme cela l'« externalisation des
coûts ». Il existe principalement deux méthodes pour y parvenir. La
première, c'est d'attendre que l'Etat finance l'infrastructure nécessaire
à la production et à la vente des produits. De ce point de vue, la
rétraction des Etats représente une vive menace. Mais la seconde méthode,
et la plus importante, consiste à ne pas assumer les coûts dits écologiques ;
par exemple, ne pas remplacer les arbres coupés ou ne pas dépenser
pour l'élimination des déchets toxiques.
Tant qu'il
existait une multitude de forêts et des zones non encore exploitées,
donc non polluées, le monde et les capitalistes pouvaient ignorer
les conséquences de leurs actes. Mais aujourd'hui les limites de l'externalisation
des coûts sont atteintes. Il n'y a plus beaucoup de forêts à exploiter
et, au dire des scientifiques, les effets de la pollution terrestre,
qui s'est démesurément accrue, sont lourds de conséquences. C'est
pour cette raison que sont apparus les mouvements « verts ». Globalement,
il n'y a que deux solutions : faire payer les coûts écologiques
par les capitalistes ou augmenter les impôts. Mais cette dernière
solution est peu envisageable, compte tenu de la réduction tendancielle
du rôle des Etats. Quant à la première solution, elle implique une
sérieuse réduction des marges de profits.
D'autres facteurs
posent problème, non pas pour les chefs d'entreprise, mais pour les
Etats. Tout d'abord, la polarisation socioéconomique, chaque jour
plus aiguë dans le monde, va désormais de pair avec une polarisation
démographique. Il est clair qu'une transformation démographique est
en cours, depuis au moins deux cents ans. Pour la première fois, cette
transformation touche même l'Afrique, dont le taux de croissance,
depuis 1945, était le plus élevé au monde. Cependant, même si globalement
les taux baissent, le fossé continue de se creuser entre le Nord,
où ils sont souvent négatifs, et le Sud, où ils sont encore élevés.
Si l'économie-monde vit une relance durant le premier quart du XXIe
siècle, le fossé économique Nord-Sud ne fera que s'élargir, parce
que la relance sera forcément inégale.
Le résultat
est facile à imaginer. Il y aura une forte progression de l'immigration.
Peu importe qu'elle soit légale ou non. Il n'y a pas de mécanismes
possibles permettant de l'enrayer ou de la limiter sérieusement. Ceux
qui voudront venir dans le Nord seront sélectionnés parmi les individus
les plus capables et les plus déterminés du Tiers Monde. Il y aura
pour eux de nombreux emplois insuffisamment payés. Naturellement,
il auront à affronter un climat politique xénophobe, mais cela ne
suffira pas à leur fermer les portes.
Si, au même
moment, le rôle des Etats diminue (ce qui aurait pour effet de faciliter
l'immigration), les chances d'intégration économique des immigrés
diminueront également. D'un autre côté, si l'institutionnalisation
d'une politique xénophobe n'arrive pas à limiter le flux des immigrés,
elle réussira probablement à limiter leurs droits politiques et sociaux.
Dans tous les cas, je prévois la chose suivante : les immigrants
venant du Sud, et leur descendance, formeront entre 10 et 35 %
de la population des pays du Nord, si ce n'est plus. Et ceci, non
seulement en Amérique du Nord et en Europe occidentale, mais également
au Japon. Dans le même temps, ces 10 à 35 % d'individus, plus
jeunes, plus pauvres et concentrés dans des ghettos urbains, composeront
une population ouvrière sans droits civiques et sociaux. Nous reviendrons
à la situation de la Grande-Bretagne et de la France durant la première
moitié du XIXe siècle : celle des classes dangereuses. Ainsi,
deux cents ans de récupération libérale partiront en fumée et, cette
fois, sans qu'il soit possible de répéter le même scénario. Je prévois
que les zones de conflit social les plus intenses du XXIe siècle ne
seront pas la Somalie et la Bosnie, mais la France et les Etats-Unis.
Les structures étatiques, déjà affaiblies, survivront-elle à ce type
de guerre civile ? La question se pose.
Et, comme si
cela n'était pas suffisant, il y a, enfin, le problème de la démocratisation.
Problème, dis-je ? Et comment ! La démocratisation n'est
pas une simple question de multipartisme, de suffrage universel et
d'élections libres. C'est avant tout une question de participation
égalitaire aux véritables décisions politiques et d'accès pour chacun
à un niveau de vie et à des prestations sociales convenables. La démocratie
ne peut aller de pair avec une grande polarisation socioéconomique,
ni à l'échelle nationale, ni à l'échelle mondiale. Quoi qu'il en soit,
on assiste, ces temps-ci, à un regain de sentiment démocratique, qui
va en s'amplifiant. Par quoi cela se traduit-il ? La presse et
les derniers hérauts du libéralisme déclarent que la démocratisation
progresse au seul vu de l'effondrement des dictatures. Pour les pays
concernés, la chute de ces régimes représente sans doute un pas vers
la démocratisation. Mais, pour ma part, je suis un peu dépité devant
le succès effectif de ces changements. Ce qui est plus intéressant,
c'est la pression continue exercée non seulement dans le Sud, mais
également, et plus fortement, dans les pays du Nord, pour augmenter
les dépenses de santé, d'éducation et de subsistance en faveur des
populations qui sont à la traîne du système. Or cette pression rend
d'autant plus aigus les dilemmes fiscaux des Etats. La vague de démocratisation
sera l'ultime clou au cercueil de l'Etat libéral. Il suffit de voir
ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis.
Pour toutes
ces raisons, la période qui arrive - les trente à quarante prochaines
années - sera le moment de la désintégration du système historique
capitaliste. Ce ne sera pas un moment agréable à vivre. Ce sera une
période noire, forte d'insécurités personnelles, de doutes sur le
futur et de haines perverses. Ce sera, en même temps, une période
de transition massive vers quelque chose d'autre : un système
(ou des systèmes) nouveau(x). En écoutant cela, vous devez sans doute
vous demander pourquoi j'ai prétendu vous apporter un message d'espoir.
Nous nous trouvons
dans une situation de bifurcation très classique. Les perturbations
augmentent dans toutes les directions. Elles semblent hors de tout
contrôle. Tout paraît chaotique. Nous ne pouvons pas, nul ne peut,
prévoir ce qui va en résulter. Mais il n'est pas dans mon intention
de dire que nous ne pouvons pas avoir d'influence sur le type d'ordre
qui sera finalement construit. Tout au contraire. Dans une situation
de bifurcation systémique, la moindre action peut avoir d'énormes
conséquences. Le tout se construit à partir de choses infimes. Les
puissants de ce monde le savent bien. Ils préparent, de différentes
manières, la construction d'un monde postcapitaliste ; une nouvelle
forme de système historique inégalitaire, qui leur permettra de conserver
leurs privilèges. Le défi pour nous, sociologues et autres intellectuels,
et pour toute personne à la recherche d'un système démocratique et
égalitaire (les deux adjectifs sont synonymes), c'est de nous montrer
aussi imaginatifs que les puissants, aussi audacieux qu'eux ;
à la différence que nous devons vivre nos croyances dans un esprit
de démocratie et d'égalitarisme ; ce que ne faisaient jamais,
ou presque, les mouvements de la vieille gauche. Comment y parvenir ?
C'est ce dont nous devons discuter aujourd'hui, demain et après-demain.
Cela est possible, bien qu'aucune certitude ne s'offrent à nous. L'histoire
ne nous garantit rien. Le seul progrès qui existe, c'est celui pour
lequel nous luttons avec, souvenons-nous en, de grandes chances de
perdre. Hic Rhodus, hic salta. L'espoir réside, maintenant
comme toujours, dans notre intelligence et notre volonté collective.
IMMANUEL WALLERSTEIN
Traduit de l'espagnol par Martine Mouton & Jacques Vialle
Ce texte est extrait d'une
conférence donnée à l'occasion du XXe congrès de l'Association latino-américaine
de sociologie (ALAS), dont le thème général était « Les perspectives
de reconstruction de l'Amérique latine et des Caraïbes ».